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Merci de nourrir les poissons en mon absence

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dimanche, 19 juin 2005

Mission ravitaillement mortel

Puede matar*

medium_tabacos.jpgComment dire cette honte ? Honte furtive toutefois mais si intense que j’aurais juré en mourir. Comment donc exprimer ce sentiment de malaise extrême sans som- brer dans la métaphore caricaturale et ridicule ? Cette impression soudaine de faire la queue comme pour entrer dans la chambre à gaz, ou au four crématoire… je me dois de dénoncer ce crime contre l’humanité, mais avec quels mots pour ne pas être tourné en dérision plus qu’à mon tour ? «Puede matar», il est écrit sur tous les paquets, sur toutes les cartouches de cigarettes. Fumer peut tuer quand on le lit en espagnol, et tue carrément, sans sommation, si on est exclu- sivement francophone. Quand les cigarettes se contentaient de nuire gravement à la santé, on en souriait encore tous, sans trop d’état d’âme ni de culpabilité, au point de récupérer, de recycler la mise en garde comme une appellation familière de plus. Après les tiges, les sèches, les clopes, voilà venues les nuit-graves sans plus de guillemets pour distancier quoi que ce soit. Mais désormais qu’elles tuent en direct, montrées du doigt dans la foule des porte-flingues anonymes, toutes les marques de cigarettes apprennent doucettement à assumer l’affichage de leur crime. Et les anciens fumeurs invétérés de tousser en souriant un peu gênés. Et les nouveaux fumeurs de sourire, moqueurs, sarcastiques intérieurs, «je ne comprends pas l’es- pagnol», qu’elle me dit la petite jeune fille que j’ai interpellée (énième victime expiatoire de mes colères irrationnelles ?) au hasard, en faisant la queue devant le comptoir de chez Eceiza à Irun. Quel âge a-t-elle, seize ? dix-huit ? vingt ans ? je ne sais même pas donner un âge. Elle est bien mignonne mais déjà elle ne m’aime pas. Ça se sent vite ces choses-là. Tout du moins moi je les sens vite. Comme mon impuissance viscérale à sauver l’humanité, je la sens vite, elle m’étreint au quotidien (qui mal étreint, honni soit-il), elle m’étouffe, j’en tousse comme si c’était moi qui fumait. medium_eceiza.jpgFumeur passif, sauveur passif. Sauveur ou sauveteur ? Sauveteur plutôt. «Courage et dévouement**» qu’elle souri- rait, Mamour, en brandissant ses deux doigts en forme de vé. Là je surnage à peine à ce tsunami de honte, honte de ma salve d’autodéfense impromptue ; cette gamine ne m’avait rien fait, à part peut-être un peu de fumée dans les yeux, dans les narines, berk, j’ai vraiment horreur de continuer à respirer dans un tel environne- ment. Elle pourrait être ma fille si j’en avais une. Je suis sûr que ma fille fumerait exprès pour m’emmerder. Et elle sortirait avec des Jacky qui roulent en Golf GTI tunnées, 2000 watts de sono techno à donf dans le coffre, exprès pour faire chier son vieux con de père qui fait la queue devant la porte du four crématoire… Ouais, en plus elle sait parler espagnol, elle s’est bien foutue de ma gueule la morpionne. Je dis morpionne mais je pense bien pire encore. Je la surprends à sourire du coin de l’œil, à parler de quelqu’un de ridicule avec la vendeuse. Elles se moquent de moi, c’est sûr, dans la langue de Sancho Pantça avec des rires de Rossinante. Et moi j’attends bien sagement mon tour.
Heureusement je n’ai pas d’enfant. Pas d’animaux non plus. Je ne suis irresponsable que pour moi-même, c’est un moindre mal, et puis, en quelque sorte, j’ai les mains plus libres pour sauver l’humanité, non ? Surtout depuis que, moi, il y a plus de 7 ans, je me suis libéré de la tabagie. Au moins je me serais sauvé moi-même. Haie deux toits, aile ciel té de rats. Alors, hein, qu’est-ce que je fous là à subir toute la honte des 666 péchés capitaux ? Bien étrange sentiment à vrai dire, je ne dois pas être tout à fait normal. Le chevalier à la triste figure s’est-il jamais demandé si il était normal, normal par rapport à ses contemporains je veux dire ? Là j’imagine Don Quijote faisant la queue au comptoir de chez Eceiza pour acheter la dose hebdo- madaire de poison avec laquelle il tuera à petit feu et irré- médiablement sa Dulcinée. Là j’imagine Don Quijote en victime des camps d’extermination, au milieu d’une foule inconsciente et consentante. Là j’imagine Robin des Bois dévalisant un petit bureau de tabac frontalier pour alimenter la frénésie tabagique de Mamour, Maddi et Kristel. Là j’imagine un échappatoire à ma honte insupportable, à ma culpabilité atroce, à mon désir irrépressible d’Ailleurs tout de suite… et voilà que c’est mon tour. Ridiculement je me réfugie dans la satisfaction de pouvoir passer ma commande en euskara***, ridiculement aussi j’éprouve comme une satisfaction en réglant mon impôt au consumérisme le plus volatil dans la monnaie des singes européens. Et puis un immense vide se fait dans mon cerveau en tournant les talons ; je me fais l’impression de fuir, toute honte ravalée, mon fier destrier m’attend sagement. medium_corvee_de_puede_matar.jpgReprenant peu à peu conscience, je m’en vais l’enjamber théâtralement comme j’aime le faire dans les situations d’exception, silencieux et digne sous mon casque d’anonymat. Une fois de plus, j’aurais accompli ma «mis- sion» : j’appelle ça aller au ravi- taillement mortel. La vie, vraiment, parfois, ça devrait être mortel sans avoir besoin de se ravitailler sans cesse. Si Mamour pouvait imaginer ne serait-ce que le quart du dixième de ce qui se passe dans ma tête lorsque je fais la queue pour acheter ses «puede matar» !…

Le plébéien ex-gauloises bleues

* peut tuer (en espagnol), nouveau petit nom familier pour la cigarette

** devise des sapeurs-pompiers

*** langue basque (en langue basque)

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