vendredi, 07 octobre 2005
Le cauchemar chez Leclerc
Darwin veut envahir
l’Europe à Melilla
Que d’émotion à suivre l’actualité au jour le jour ! Hier, avant- hier déjà, peut-être, ce matin encore et ce midi, ma radio d’in- formation aura su, très journalistiquement, distiller l’émotion et la révolte humanitaire (impuissante ?) face aux événements dramatiques de Ceuta et Melilla. Aux marches de l’Europe de Schengen, face aux caméras de télévision, désormais, il parait légitime de tirer à balles réelles sur les émeutes de la misère africaine. Désormais, en vagues incessantes, tous les 7 mois une vague plus grosse que les autres, la misère errante s’at- taque aux digues de la richesse qui a si peur du noir. Tout un continent est en perdition dans les yeux effrayants de ces centaines, de ces milliers d’émigrants du désespoir absolu et moi je me refuse à allumer mon poste de télévision. Le son me suffit bien pour que la conscience de ce cauchemar m’explose entre les oreilles… et, je ne sais pas trop pourquoi, ce midi, en faisant mes courses au Leclerc de Bayonne nord, j’ai repensé à ce printemps, ce printemps du Cauchemar de Darwin, il y a plus de six mois maintenant. On oublie moins vite les émotions sur grand écran… Ce doit être une question de quantité, ouais, quantité d’images, de sons, d’informations qui se chevauchent et s’effacent l’une après l’autre, sauf à les passer en boucle, des milliers de fois la même pensée unique, la même idée qui devient donc obligatoirement, chimie de la conviction, une Vé- rité incontestable à la Huxley. Bref, désormais, le cinéma n’est plus qu’une petite niche où les chiens efflanqués peuvent en- core aboyer quand la caravane ne passe plus pour eux. Ce printemps, à l’Atalante, donc, Ramuntxo nous a fait découvrir ce qui se cache derrière le commerce de la perche du Nil : un scandale inavouable pour tous les bien pensants de la déco- lonisation libérale, un vil et misérable trafique d’armes dans un décor d’enfer dantesque. L’absence d’arêtes de cette pêche miraculeuse me restera à jamais planté dans la gorge. Pêche miraculeuse, oui, les âmes sensibles des Européens «civilisa- teurs» voulaient à toute force y croire car l’introduction artifi- cielle des ces énormes poissons si extraordinairement proté- iniques devait éradiquer les famines endémiques tout autour du magnifique lac Victoria. Et voici que tout d’un coup on retrouvait ces belles, ces énormes perches sur nos étals de poissonniers. Les surplus, sûrement… Comment faire comprendre au con- sommateur alpha + et epsilon tout à la fois qu’avec les perches ventrues c’est l’ineffaçable culpabilité de l’Europe colonialiste qui prend l’avion du retour pour nourrir à nouveau nos chères têtes blondes, les vendredi, jour du poisson ? Alors, nous les bêtas refusant l’abêtissement consumériste, nous avons eu envie de réagir, d’arracher cette arête empoissonnée, boycott ! avons-nous clamé avec toute notre conviction de révolte… Combien étions-nous à tenter de renverser virtuellement les étals ? À Bayonne, une petite poignée, tout au plus, mais notre détermination avait pourtant semblé pour le moins émouvoir quelques responsables locaux de la grande distribution. Pas tout de suite, évidemment, mais nos protestations directes et véhémentes à chaque fois que nous allions faire nos courses, relayant ainsi la campagne publique menée par le directeur de notre super cinéma arts et essai, avaient réussi à faire disparaître les poissons de la honte. Pendant des mois, la perche semblait bien boycottée par l’étal de mon poissonnier du Leclerc à Bayonne nord. Nous ne nous faisions pas grande illusion, mais, bon… il parait que la nouvelle poissonnerie qui vient de s’ouvrir à St Esprit n’en vend pas non plus dixit Ramuntxo sur le forum de Cinéma & Cultures. Et voici que ce vendredi, jour du rituel halieuticophile, la maudite perche a réapparu au Leclerc. Ma colère aurait-elle été plus mesurée sans l’émotion ravivée par les dizaines de morts de Melilla ? Je ne sais pas. J’ai vraiment eu l’impression de ne plus rien savoir de l’humanité de tous ces gens autour de moi dans ce grand magasin. Bien sûr, je n’ai pas eu le courage de foutre en l’air les foutus poiscailles, je suis resté très civilisé, très policé, tout juste un peu trop énervé, tout à coup. Fébrile d’indignation, voilà tout. Alors j’ai protesté, comme il y a quelques mois, au- près des employées de la poissonnerie. Comme il y a quelques mois, elles m'ont répondu, gentiment, qu’elles n’y pouvaient rien, que ce n’étaient pas elles les responsables, qu’elles avaient un patron… Quelle chance d’avoir un patron, hum-hum, la colère m’égare !...
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Petite différence notable, il y a quelques mois, les mêmes ven- deuses prétendaient ne rien savoir de cette histoire du Cau- chemar de Darwin et c’était probablement vrai. Mais aujour- d’hui, mince consolation, elles m’ont dit qu’elles savaient, oui qu’elles savaient mais… Mais mon cul c’est de la perche du Nil, merde ! Trop en colère, je ne pouvais pas ravaler si vite la poutre dans mon propre œil révulsé d’horreur. Alors j’ai un peu bataillé pour voir à quoi ça ressemble un patron et lui causer des trafiquants d’armes qu’il couvre ainsi par son indifférence de petit commerçant. Il m’a écouté, poliment lui aussi ; j’étais juste un peu trop tremblant mais convainquant tout de même, je crois : il m’aura confondu avec un râleur professionnel et ne m’aura donc même pas vraiment entendu. Dingue ça, quand même ! Le directeur du Leclerc de Bayonne nord à qui, au printemps dernier, Ramuntxo Garbisu, directeur du cinéma l’Atalante, à Bayonne, a adressé plusieurs courriers pour l’in- former du scandale autour de la commercialisation de la perche du Nil et qu’il, par souci pédagogique, aura même convié à une projection spéciale du Cauchemar de Darwin, ce cadre supé- rieur commercial s’est ouvertement foutu de ma gueule en faisant mine de ne pas comprendre le «problème», en niant avoir reçu ces courriers (une copine lui en avait envoyés aussi, des courriers personnels à ce sujet, je le sais) et en s’évertuant à prononcer « la Stalante» pour bien me montrer son mépris du cinéma arts et essai bayonnais… et moi je ne lui ai même pas cassé la gueule. Même pas. Je me suis senti désarmé face à un trafiquant d’arme recycleur d’affiches soixante-huitardes… et j’ai honte. J’ai même le trac de devoir aller vérifier, demain, si le «gentil» nouveau poissonnier de St Esprit dont Ramuntxo a fait la pub ne commercialise pas le poisson assassin. J’ai peur de constater que l’Afrique, désormais, n’est plus acceptable que comme un gros poisson mort sur nos étals. Je les renverrai bien, toutes ces perches, par-dessus les murs de Ceuta et Melilla, merde !
22:05 Publié dans digression, politique, Titres en lettres de ketchup | Lien permanent | Commentaires (0)
mardi, 19 juillet 2005
Sur la piste de Faysal Hussein
Nazir est mort en martyre
Nous avions fait sa connaissance il y a quelques mois, dans le noir… Dans le noir des yeux de Yasmin et cette si sécurisante obscurité de la salle Ezeiza, en avril, il me semble. Nous étions quelques dizaines d’avertis initiés, confortablement assis pour appréhender l’in-appréhendable. Tout du moins dans sa version cinématographique. Nazir, c’était le petit frère de Yasmin, la si jolie Yasmin aux yeux noirs. Nazir, un petit jeune homme tout ce qu’il y a de plus anglais et de plus modernement normal, joli garçon, vif, dans le sens de vivant, le regard tout aussi noir que celui de sa sœur, mais de cette noirceur qui séduit, qui fascine par sa luminosité, cette noirceur si brillante, si gaie, si remplie d’optimisme… jusqu’avant un certain 11 septembre où la guerre des civilisations fut officiellement déclarée.
Jusqu’à cette fin d’été là, en quittant ces rues aux alignements de maisons en briques, anonymes, rouges et noires, tous les matins d’un monde qu’Allah prêtait aux fils et filles du Pakistan venus travailler à Londres, venus pour croire vivre libres et pour vaincre la destinée des pays pauvres, dans les yeux de toutes les Yasmin et de tous les Nazir, cet éclat de beauté noire éclairait prodigieusement le chemin à parcourir, parcours sinu- eux et tout en verticalités pour que les communautés humaines se rencontrent et apprennent à vivre ensemble, à coexister pa- cifiquement dans le respect de tous et de chacun. C’est en frayant de travers sur ces chemins censément droits que la caméra de Kenneth Glenaan avait su nous effrayer. Oui, nous effrayer. Si les yeux noirs de la grande et digne sœur se sont voilés pour exprimer le repli communautaire imposé par la guerre, ceux du jeune frère, à la fin du film, en écho à la cé- rémonie du dogme cathodique, religieux et obligatoire, aux images des tours jumelles qui s’effondrent indéfiniment dans le feu et la poussière, à la fuite instinctive de Faysal Hussein et de toutes les innocences possibles, les yeux noirs de Nazir ont allumé un incendie au cœur de l’espoir, l’incendie de la haine qui répond à la haine, du mépris qui répond au mépris… de la connerie humaine qui répond à la l’inhumanité de la connerie, méchante, cruelle et assassine. Oui, je me souviens très très bien de cette révélation de frayeur insondable. Frayeur sans fond face aux terreurs sans fondements. La terreur, dans mon dictionnaire plébéien, sera toujours un mot d’exagération, trop fort parce que volatile. La terreur terrorise et s’envole pour se reposer un peu plus loin et ne revenir, peut-être, qu’un peu plus tard, si on l’appelle. La terreur est un papillon domestiqué par la monstruosité des dictatures invisibles. La terreur est forcément fascinante et, comme dans la théorie du chaos, d’un simple frémissement d’aile, sait provoquer des catastrophes en chaîne. Alors, non, je ne me laisserai jamais fasciner par ce papillon de la mort, je veux juste comprendre cette frayeur qui envahit mon cerveau et dilate dangereusement mes neurones depuis que j’ai enfin compris où se cache désormais Faysal.
...Avalé par un papillon
Faysal Hussein, dans le film, symbolisait la menace majeure sur «nos sociétés», l’étranger de tous les temps, l’autre, le trop différent. Celui qui fait peur à toutes les majorités et aussi, et c’est là qu’il a de tout le temps été le plus utile aux Maîtres du Monde, Faysal c’est celui que rejettent les un peu moins étrangers, les un peu moins pauvres, les un peu moins dif- férents. Pour que «nos sociétés» acceptent et même bénissent leur joug, il faudra sans cesse réinventer un Faysal à peine un peu plus différent, renouveler sans arrêt cette différence qui focalise toutes nos rancoeurs, nos frustrations. Tout comme, dans la vraie vie avouable, il est indispensable de renouveler le stock médiatique de nos ennemis publics n° 1. Mais quand la guerre des civilisations est déclarée, qu’il s’agit de défendre à tout prix «nos valeurs» contre les Nazir, Hasib Hussain, Shazad Tanweer, Lindsay Germaine, Mohammad Sidique Khan et même Yasmin qui veulent les détruire, l’image du bouc émissaire, même suivi de son anachronique chèvre, ne suffit plus. Les ennemis publics n° 1 ne font plus assez peur… Et c’est là que nous devons sortir du film pour entrer de plein pied dans la réalité la plus incompréhensible. La menace majeure avait sûrement besoin de nous ressembler davantage pour que le papillon s’envole à nouveau. Ils sont beaux, ils sont jeunes, instruits et sportifs, même pas pauvres, ils habitent l’immeuble en face, enseignent l’anglais à nos enfants, vont aussi au cinéma, nous sourient dans la rue, et maintenant ils nous font peur. Ils portent des sacs à dos remplis de parfum très cher et puis ils explosent. Et nous on avale tout ce qu’on nous dit parce que ce n’est plus dans le film, c’est dans la réalité, dans les rues de nos capitales que les passants trépassent alors que l’ombre du papillon nous aveugle. La réalité est désormais devenue le plus fictionnel des films d’horreur, la série Z au service de l’Empire d’essence. Le scénario est écrit en lettres de ketchup. Des soldats de toutes les couleurs sauf le vert se coaliseront pour envahir l’Iran. Mais peut-être même que certains verts se feront kakis pour l’occasion, jusqu’à la prochaine bataille du lointain. Jusqu’à cette guerre du lointain qui m’effraie de plus en plus parce que, précisément, elle est de plus en plus loin de notre volonté cinéphile, de notre contrôle citoyen, de plus en plus loin de la civilisation.
Je ne comprends plus, je ne sais plus qui est qui… et pourtant je m’efforce de demeurer concentré. Je ne suis plus sûr que d’une seule chose, du mensonge. Du mensonge distillé à l’unisson de la cacophonie médiatique. J’ai vu quelque part sur internet la photo de la maman de Nazir, l’enfant martyre du djihad, de la guerre des civilisations. Comme toutes les Mater Dolorosa, elle a su bien entendu m’émouvoir. Encore heureux que j’éprouve des émotions dans la vraie vie ! Pour la vraie vie !... J’étais persu- adé, à un moment de la narration journalistique, au fil des évé- nements disséqués par les rapaces professionnels de l’infor- mation, je suis sûr d’avoir entendu parler d’un Nazir (d’où le lien évident avec le film de ce mois d’avril) figurant dans la liste des noms de kamikazes présumés. Et là je ne le retrouve plus, Nazir. Il semble s’être volatilisé avec sa bombe tout comme, un certain 11 septembre 2001, un camion avait pu se transformer en avion avant de disparaître dans les entrailles fumantes du Pentagone. Nazir est mort en martyre puisque sa maman le pleure. Et moi aussi je le pleure, Nazir. Je pleure son insouciance assassinée comme je pleure d’impuissance quand la lumière s’est rallumée et que l’écran est tout blanc… Mais probablement n’a-t-il jamais existé que dans le monde improbable d’un plé- béien bleu paranoïaque ! Nazir est parti rejoindre Faysal au paradis des chèvres, mais il ne l’a pas trouvé. Moi si… mais chut ! c’est un secret, Faysal Hussein est un agent infiltré du Mossad, recruté par la CIA et mis en disponibilité par le MI5. Il serait quelque part en Iran… ou en Iraq… ou en Afghanistan… ou sur la bande de Gaza, en Palestine… ou en Tchétchénie… ou de retour dans son Pakistan natal, peut-être, qui, on le sait, détient la bombe atomique et fait pleurer la maman de Nazir.
Le plébéien bleu
17:05 Publié dans Titres en lettres de ketchup | Lien permanent | Commentaires (0)