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mardi, 19 juillet 2005
Sur la piste de Faysal Hussein
Nazir est mort en martyre
Nous avions fait sa connaissance il y a quelques mois, dans le noir… Dans le noir des yeux de Yasmin et cette si sécurisante obscurité de la salle Ezeiza, en avril, il me semble. Nous étions quelques dizaines d’avertis initiés, confortablement assis pour appréhender l’in-appréhendable. Tout du moins dans sa version cinématographique. Nazir, c’était le petit frère de Yasmin, la si jolie Yasmin aux yeux noirs. Nazir, un petit jeune homme tout ce qu’il y a de plus anglais et de plus modernement normal, joli garçon, vif, dans le sens de vivant, le regard tout aussi noir que celui de sa sœur, mais de cette noirceur qui séduit, qui fascine par sa luminosité, cette noirceur si brillante, si gaie, si remplie d’optimisme… jusqu’avant un certain 11 septembre où la guerre des civilisations fut officiellement déclarée.
Jusqu’à cette fin d’été là, en quittant ces rues aux alignements de maisons en briques, anonymes, rouges et noires, tous les matins d’un monde qu’Allah prêtait aux fils et filles du Pakistan venus travailler à Londres, venus pour croire vivre libres et pour vaincre la destinée des pays pauvres, dans les yeux de toutes les Yasmin et de tous les Nazir, cet éclat de beauté noire éclairait prodigieusement le chemin à parcourir, parcours sinu- eux et tout en verticalités pour que les communautés humaines se rencontrent et apprennent à vivre ensemble, à coexister pa- cifiquement dans le respect de tous et de chacun. C’est en frayant de travers sur ces chemins censément droits que la caméra de Kenneth Glenaan avait su nous effrayer. Oui, nous effrayer. Si les yeux noirs de la grande et digne sœur se sont voilés pour exprimer le repli communautaire imposé par la guerre, ceux du jeune frère, à la fin du film, en écho à la cé- rémonie du dogme cathodique, religieux et obligatoire, aux images des tours jumelles qui s’effondrent indéfiniment dans le feu et la poussière, à la fuite instinctive de Faysal Hussein et de toutes les innocences possibles, les yeux noirs de Nazir ont allumé un incendie au cœur de l’espoir, l’incendie de la haine qui répond à la haine, du mépris qui répond au mépris… de la connerie humaine qui répond à la l’inhumanité de la connerie, méchante, cruelle et assassine. Oui, je me souviens très très bien de cette révélation de frayeur insondable. Frayeur sans fond face aux terreurs sans fondements. La terreur, dans mon dictionnaire plébéien, sera toujours un mot d’exagération, trop fort parce que volatile. La terreur terrorise et s’envole pour se reposer un peu plus loin et ne revenir, peut-être, qu’un peu plus tard, si on l’appelle. La terreur est un papillon domestiqué par la monstruosité des dictatures invisibles. La terreur est forcément fascinante et, comme dans la théorie du chaos, d’un simple frémissement d’aile, sait provoquer des catastrophes en chaîne. Alors, non, je ne me laisserai jamais fasciner par ce papillon de la mort, je veux juste comprendre cette frayeur qui envahit mon cerveau et dilate dangereusement mes neurones depuis que j’ai enfin compris où se cache désormais Faysal.
...Avalé par un papillon
Faysal Hussein, dans le film, symbolisait la menace majeure sur «nos sociétés», l’étranger de tous les temps, l’autre, le trop différent. Celui qui fait peur à toutes les majorités et aussi, et c’est là qu’il a de tout le temps été le plus utile aux Maîtres du Monde, Faysal c’est celui que rejettent les un peu moins étrangers, les un peu moins pauvres, les un peu moins dif- férents. Pour que «nos sociétés» acceptent et même bénissent leur joug, il faudra sans cesse réinventer un Faysal à peine un peu plus différent, renouveler sans arrêt cette différence qui focalise toutes nos rancoeurs, nos frustrations. Tout comme, dans la vraie vie avouable, il est indispensable de renouveler le stock médiatique de nos ennemis publics n° 1. Mais quand la guerre des civilisations est déclarée, qu’il s’agit de défendre à tout prix «nos valeurs» contre les Nazir, Hasib Hussain, Shazad Tanweer, Lindsay Germaine, Mohammad Sidique Khan et même Yasmin qui veulent les détruire, l’image du bouc émissaire, même suivi de son anachronique chèvre, ne suffit plus. Les ennemis publics n° 1 ne font plus assez peur… Et c’est là que nous devons sortir du film pour entrer de plein pied dans la réalité la plus incompréhensible. La menace majeure avait sûrement besoin de nous ressembler davantage pour que le papillon s’envole à nouveau. Ils sont beaux, ils sont jeunes, instruits et sportifs, même pas pauvres, ils habitent l’immeuble en face, enseignent l’anglais à nos enfants, vont aussi au cinéma, nous sourient dans la rue, et maintenant ils nous font peur. Ils portent des sacs à dos remplis de parfum très cher et puis ils explosent. Et nous on avale tout ce qu’on nous dit parce que ce n’est plus dans le film, c’est dans la réalité, dans les rues de nos capitales que les passants trépassent alors que l’ombre du papillon nous aveugle. La réalité est désormais devenue le plus fictionnel des films d’horreur, la série Z au service de l’Empire d’essence. Le scénario est écrit en lettres de ketchup. Des soldats de toutes les couleurs sauf le vert se coaliseront pour envahir l’Iran. Mais peut-être même que certains verts se feront kakis pour l’occasion, jusqu’à la prochaine bataille du lointain. Jusqu’à cette guerre du lointain qui m’effraie de plus en plus parce que, précisément, elle est de plus en plus loin de notre volonté cinéphile, de notre contrôle citoyen, de plus en plus loin de la civilisation.
Je ne comprends plus, je ne sais plus qui est qui… et pourtant je m’efforce de demeurer concentré. Je ne suis plus sûr que d’une seule chose, du mensonge. Du mensonge distillé à l’unisson de la cacophonie médiatique. J’ai vu quelque part sur internet la photo de la maman de Nazir, l’enfant martyre du djihad, de la guerre des civilisations. Comme toutes les Mater Dolorosa, elle a su bien entendu m’émouvoir. Encore heureux que j’éprouve des émotions dans la vraie vie ! Pour la vraie vie !... J’étais persu- adé, à un moment de la narration journalistique, au fil des évé- nements disséqués par les rapaces professionnels de l’infor- mation, je suis sûr d’avoir entendu parler d’un Nazir (d’où le lien évident avec le film de ce mois d’avril) figurant dans la liste des noms de kamikazes présumés. Et là je ne le retrouve plus, Nazir. Il semble s’être volatilisé avec sa bombe tout comme, un certain 11 septembre 2001, un camion avait pu se transformer en avion avant de disparaître dans les entrailles fumantes du Pentagone. Nazir est mort en martyre puisque sa maman le pleure. Et moi aussi je le pleure, Nazir. Je pleure son insouciance assassinée comme je pleure d’impuissance quand la lumière s’est rallumée et que l’écran est tout blanc… Mais probablement n’a-t-il jamais existé que dans le monde improbable d’un plé- béien bleu paranoïaque ! Nazir est parti rejoindre Faysal au paradis des chèvres, mais il ne l’a pas trouvé. Moi si… mais chut ! c’est un secret, Faysal Hussein est un agent infiltré du Mossad, recruté par la CIA et mis en disponibilité par le MI5. Il serait quelque part en Iran… ou en Iraq… ou en Afghanistan… ou sur la bande de Gaza, en Palestine… ou en Tchétchénie… ou de retour dans son Pakistan natal, peut-être, qui, on le sait, détient la bombe atomique et fait pleurer la maman de Nazir.
Le plébéien bleu
17:05 Publié dans Titres en lettres de ketchup | Lien permanent | Commentaires (0)
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